Par Mansour M’henni
En ces temps de grande amertume où le fléau naturel paraît plus explicable que le fléau humain, j’ai souvent tendance, comme bon nombre de mes semblables, à me confiner au second degré, dans un coin de concentration intellectuelle ou sur une barque de l’imagination errante. Cette dernière trouve parfois refuge dans un des ports de l’audiovisuel, devant un petit écran rediffusant pour la nième fois un classique qui ne tarde pas à paraître plus intéressant, à plusieurs égards, que les spectacles et les commentaires de l’actualité, dont se sont lassés nos yeux et nos oreilles.
Hier, c’est “Invictus“, un film de 2009 réalisé et produit par Clint Eastwood, qui m’a retenu et m’a donné à repenser une situation croisant le cours des choses en Tunisie depuis 2011. En effet, dans un article de lemonde.fr, mis en ligne en janvier 2010, date de la sortie du film en France, le journaliste Jacques Mandelbaum écrivait au début de son article « réconciliation raciale sur une pelouse de rugby » que le nouveau film de C. Eastwwood célébrait « l’intelligence politique de Nelson Mandela » pour réactualiser le problème de « la difficulté à constituer une communauté ».
On peut adhérer ou non aux critiques formulées par le journaliste à l’égard du réalisateur du film, mais du point de vue qui nous intéresse ici, celui en rapport à notre présent national, nous ne saurions rester insensibles aux valeurs portées par les deux protagonistes du film Nelson Mandela (joué par Morgan Freeman) et François Pienaar (joué par Matt Damon), celles du pardon et du sens de communauté. D’ailleurs le journaliste le souligne bien : « Ce qui a intéressé le cinéaste dans ce sujet : la grandeur et l’intelligence politiques du pardon au nom du bien commun, qui se substitue ici à l’exécution personnelle de la vengeance, omniprésente dans son œuvre ».
Ce propos nous ramène à la logique de l’héroïsme et de l’épopée, avec cette distance prise par le réalisateur par rapport à ce qu’il avait l’habitude de produire et qui lui était peut-être plus rentable, en tant que producteur. Cette nouvelle vision semble chercher à nous enseigner que, dans le monde moderne, les deux notions de l’héroïsme et de l’épopée ne valent que dans la mesure où leur exploitation rompt avec la personnalisation individualiste, pour s’inscrire dans l’esprit de communion, ouvert à l’humanité et fort des valeurs du pardon et du respect. On se souvient sans doute que N. Mandela, qui dit souvent avoir beaucoup appris du militantisme tunisien contre le colonialisme, tel que conçu et conduit par Bourguiba, a exprimé son souhait profond de voir la Tunisie, après 2011, prendre exemple sur la démarche qu’il avait adoptée, lui, pour la réconciliation nationale dans son pays. Malheureusement, Mandela est resté pour nous un exemple lointain pour lequel nous avons une admiration inégale, selon nos appartenances politiques, et l’esprit de communauté a perdu chez nous son statut de valeur fondatrice de tout projet national, pour devenir un simple slogan, souvent confondu avec le mot « peuple », et ne servant qu’à étoffer la rhétorique de manipulation idéologique et d’opportunisme politique, voire les politiques de division et d’antagonisme.
La pandémie de la Covid a laissé voir on ne peut plus clairement le désintéressement scandaleux de la plupart de nos responsables à l’égard de ce qu’est vraiment l’esprit de communauté, dans son sens noble, davantage fédérateur, à la plus large échelle, que séparatiste et démantelant. Sommes-nous certains que ledit peuple ne soit pas tombé dans leur piège ?
Comment retrouver le sens de la communauté avec l’éthique du pardon et du respect ? Comment concevoir la citoyenneté sur la logique de la justice et du partage ? Ce sont les vraies questions qui engagent notre destin aujourd’hui et qui nous permettraient d’entrevoir une petite lumière projetée sur notre avenir. Encore faut-il d’abord se prémunir de la ferme conviction énoncée dans le poème ayant inspiré Mandela et donné son titre (Invaincu) au film : « Je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme ».
(Publié aussi sur jawharafm.net)