La propreté, on en parle souvent, à plusieurs occasions, en faisant semblant d’y insister intensément, que ce soit en contexte de santé physique, de morale et d’éthique, de politique même, malgré qu’on en ait ! Ne voit-on pas que ce mot, « propreté », est devenu d’un emploi public tellement courant qu’il nécessite de s’y interroger pour essayer de savoir à quoi s’en tenir, en le prenant comme repère d’action ou comme critère d’évaluation ? Pour essayer surtout de penser et de tracer la voie qui y conduit !
Les chemins de la propreté ? On n’en parle peut-être pas assez, leur préférant des termes comme « chemins propres » en matière de nettoyage à domicile ou dans le territoire communal. En fait, on l’a sans doute deviné, cette expression est apparentée au titre d’une trilogie romanesque de Jean-Paul Sartre, sa dernière œuvre chargée de l’essentiel de ses interrogations existentielles, Les Chemins de la liberté, composée de L’Âge de raison, Le Sursis et La Mort dans l’âme. En fait ce lien est ici le fil conducteur de l’interrogation centrale du présent propos, en l’occurrence : « les chemins de la propreté peuvent-ils croiser ceux de la liberté ? »
Commençons par le sens le plus immédiat, le sens dit propre de « propreté », pour signaler qu’être propre est une façon d’être à son corps et à son environnement le plus immédiat, autrement dit son domicile. Là, le souci de propreté est inégalement réparti entre les personnes, même au sein de la même famille. D’aucuns tenteraient de s’inscrire, parfois, dans leur droit à ne pas être propres, à se laisser aller à certaines négligences ressenties comme l’expression de leur liberté individuelle. Et la famille s’en accommode souvent selon les humeurs de l’instant et la pédagogie des interactions internes.
Mais à l’extérieur, dans les endroits publics ou dans les rues communes, comment expliquer qu’un tel ou une telle, bien mis sur leur trente-et-un, au volant d’une voiture de luxe, se permette, en conduisant, de jeter par la fenêtre mouchoirs en papiers utilisés, mégots de cigarettes non éteints, restes de fruits secs consommés en route et même boites de bière ingurgitées comme un carburant du chemin de la liberté ? Il est sans doute difficile, et même peu commode, pour un pays comme le nôtre de mettre partout des caméras de surveillance pour sanctionner ce genre de comportements anticiviques ! Mais ne pourrait-on pas au contraire essayer de généraliser la culture civique et l’enraciner dans les esprits de façon à en faire un comportement spontané ? C’est là qu’on en vient au second volet de notre propos, celui de la propreté en tant qu’éthique de la vie en société, pour en dire d’abord qu’il s’agit bien d’un état d’esprit, d’une culture, d’une éthique et d’un sens souligné de la socialité comme une responsabilité.
Il faut croire que la pensée humaine a particulièrement évolué, surtout depuis les Lumières, vers la notion de liberté individuelle perçue comme le pilier central de l’intelligence humaniste et de la socialité à fondement démocratique. C’est une pensée qui, bien que déjà perceptible plusieurs siècles auparavant, s’est alors déployée contre l’arbitraire et l’abus de l’autoritarisme autocrate et oligarchique. Nous en avons hérité le droit-de-l’hommisme, ou les droits-de-l’hommisme, une formule et une pratique qui, au nom de la défense du droit de l’homme à sa liberté individuelle, ont fini par se détourner de la notion de responsabilité d’un individu vivant en société. En effet, le droit d’un individu ne saurait contraindre et contrer ni même contrarier le droit d’un autre individu, celui-ci étant un partenaire de partage juste et égalitaire des droits individuels en société. Rappelons que la principale référence du droit-de-l’hommisme est bien le texte hérité de la Révolution française de 1789, celui de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) ; mais rappelons que cette même déclaration associe la notion de droit à celle de citoyenneté.
Ne nous attardons pas ici sur les réserves exprimées par Bazac, Marx et consorts, à l’égard du droit-de-l’hommisme, en tant que substitut à l’humanitarisme, si bien que la nouvelle expression était utilisée souvent dans un sens péjoratif et que la pensée elle-même était jugée d’extrême droite. Mais disons-le franchement, il y a à prendre et à laisser dans le droit-de-l’hommisme tel qu’il est conduit dans nos sociétés actuelles, la nôtre également de par son appartenance à la grande société internationale, malgré et de par sa spécificité. On s’en rend compte encore ces jours-ci avec les décisions administratives et judiciaires à l’égard de certains avocats soupçonnés d’implication dans des pratiques condamnables au nom de l’intégrité et de la souveraineté nationales. Une mobilisation de principe s’est donc vite constituée en instance de défense, ce qui est dans l’ordre des choses, mais le plus frappant dans son attitude, c’est l’imperméabilité à toute relativisation des choses et à toute reconnaissance à l’Etat d’exercer son droit, lui-aussi, à se protéger contre les pratiques frauduleuses ou les intentions de complots. On sent alors le parti-pris corporatiste, voire même « sectariste », qui porte en lui l’exclusivité des droits pour certains contre les autres et qui redonnerait raison à ceux ayant jugé le droit-de-l’hommisme comme une pensée d’extrême droite.
Aussi pensons-nous qu’il nous importe aujourd’hui d’inscrire notre vision sociétale et notre conception du vivre-ensemble dans l’éthique de la propreté, au sens le plus large. Pour ce faire, il serait urgent et nécessaire de repenser les droits individuels dans la logique de la citoyenneté responsable, de façon à ne permettre aucun abus, d’un côté ni de l’autre. C’est ainsi que notre sens de la responsabilité citoyenne favorisera la convergence, pour nous, des chemins de la propreté et ceux de la liberté. Il nous permettra ainsi d’éviter que le droit-de-l’hommisme ne demeure pour nous tel qu’il est défini par l’essayiste Jean Bricmont (Impérialisme humanitaire : droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ?, Bruxelles, Aden, 2009) : « Le droit-de-l’hommisme n’est qu’une stratégie de communication du pouvoir consistant à exploiter et détourner la philosophie des droits de l’homme pour promouvoir des intérêts qui en sont très éloignés, notamment pour “justifier” une politique impérialiste ou oligarchique ».
(Publié sous un autre titre par le journal Le Temps du 5 – 1 – 2022)