Dans quelques semaines, la Tunisie aura installé son parlement issu de l’avènement du 25 juillet 2021, un événement comme la Tunisie en a connu et connaîtra encore. Quant à son aboutissement, l’Histoire seule le dira.
Pour l’heure, la Tunisie est en situation d’urgence clinique et ceux qui prétendent la soigner s’amusent à se disputer ou à se dénigrer les uns les autres sans se soucier de son état, en aggravation continue. A peine a-t-on déclaré les résultats du second tour des élections législatives que chacun des acteurs politiques s’est mis à aiguiser le couteau de sa plume et de sa langue pour essayer d’atteindre son adversaire, aussi irréparablement que possible.
Essayons de voir, autant que faire objectivement se peut, comment se présente le paysage actuel. Et d’abord les partis politiques. Il paraît qu’il y en a près de 250 dans le pays, de quoi donner la preuve que notre conscience de la démocratie est plus ludique qu’efficacement pratique : la politique chez nous, on en joue et on la joue comme un jeu de cartes. N’empêche qu’il y en aurait une douzaine ou une quinzaine au plus de ces partis à essayer de fonctionner de fait comme des partis à peine structurés, au moins en donnant l’apparence. Ne nous étonnons pas alors de voir nos concitoyens se détourner d’une action politique, à tel point banalisée qu’elle ne vaut plus un respectable brouillon de projet. Sans doute le taux d’abstention aux dernières élections est-il dû, pour une part non négligeable, à ce délabrement et ce démantèlement de l’action censée s’épuiser à donner sens à l’intelligence et au labeur pour le bien commun. Le président de la République a trouvé là un argument en sa faveur pour écarter les partis, pour un temps de transition, dit-il, de son projet de remise de l’État en état et en marche. Mais là aussi, est-ce une raison pour rompre les canaux de communication avec tout le monde ? Est-ce surtout une raison pour enflammer les rapports et creuser largement le fossé séparant son équipe et toutes les forces vives du pays, surtout celles de la société civile ? Nous pensons surtout à la recrudescence de la tension entre la Présidence et l’UGTT. Franchement, cette méprise est vraiment mal venue, surtout maintenant ! Osons espérer dans la rationalité des deux parties pour ne leur faire voir, d’un côté comme de l’autre, que la principale priorité de l’action fédératrice : remettre l’État en bon fonctionnement pour une urgente sortie de la crise économique et sociale. De ce point de vue, l’UGTT gagnerait à ne pas rester prisonnière d’une consonance classique avec le corps des avocats et les organisations « droit-de-l’hommistes » et à s’ouvrir, avec un esprit aussi hospitalier et aussi coopératif, surtout à l’organisation patronale et à celle des agriculteurs, et pourquoi pas d’autres structures à même de faire valoir des perspectives et des idées supplémentaires.
Force est de conclure à la dimension négligeable des politiciens marqués par l’échec caractérisé de la décennie dite « noire » parce que désastreuse en raison d’un intérêt obsessionnel pour la politique politicienne et d’un désintéressement criminel à l’égard des secteurs économique et social. C’est à comprendre, même si ce n’est pas évident, qu’on veuille, dans un premier temps, les laisser à l’écart de la conception des formules de sauvetage étudiées. Ce qui est évident, cependant, c’est une sorte de réaffirmation, par la plupart des Tunisiens, de leur attachement à l’héritage bourguibien malgré tous les dénigrements dont il a fait l’objet de la part de certains opposants par trop prisonniers de l’aliénation idéologique. La place du PDL dans les sondages et l’élection d’un grand nombre d’anciens destouriens dans le nouveau parlement montrent, si besoin est, que la Tunisie est foncièrement bourguibienne, sans être nécessairement bourguibiste.
Il n’est alors peut-être pas exagéré de penser que l’enjeu politique tunisien se joue entre l’équipe de Kaïs Saïed et celle des destouriens, au sens large, beaucoup plus large sans doute que le terrain exclusif du PDL qui ne semble pas réussir à regrouper (il ne le veut peut-être pas) toute la base pro-destourienne. A négliger une bonne part des siens et de ceux qui peuvent s’associer à lui, le PLD est en train de réduire progressivement ses moyens humains et ses arguments politiques. Et à négliger une bonne part de ceux qui ont soutenu le processus du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed est en train de mettre en doute son projet et ses intentions, limitant peut-être les chances de leur mise en application dans une société en démocratisation. N’empêche que ces deux blocs politiques, perçus dans leurs portées potentielles, restent dominants dans le rapport des forces en action. Sans doute est-ce pour cela qu’il y a une tendance à faire valoir, du côté des destouriens et leurs partenaires envisageables, une autre figure destourienne « plus sage et plus fédératrice », disent-ils, moins conflictuelle et plus coopérative, maîtrisant autant les principes du fonctionnement interne de l’Etat que les règles de la diplomatie souveraine mais interactive. Plusieurs noms sont évoqués dans cette enceinte des révisions et des prospections politiques, il leur faudra bien finir alors par s’entendre sur un chef de file, répondant aux besoins de l’instant. Nous croyons savoir que Hatem Ben Salem bénéficierait d’un important aval. Attendons voir l’avenir se construire !
Quoi qu’il en soit, il va de soi que toutes les options sont légitimes, mais la Tunisie a besoin de plusieurs volontés fédérées pour sortir de l’impasse. C’est pourquoi ceux qui croient comme fer que Kaïs Saïed va très tôt tomber se font, trop tôt et naïvement, des illusions, parce que ce sont leurs manières de l’attaquer qui le renforcent, d’autant plus que les intervenants internationaux semblent avoir d’autres préoccupations plus urgentes. Ils ont donc bien raison ces Tunisiens qui veulent une figure crédible, riche de plusieurs expériences et d’un tempérament de rationalité ferme, quand il le faut, mais d’une bonhomie respectueuse des personnes et des biens de la communauté. Une telle personnalité conduirait une large et lucide opposition constructive, en attendant de prendre le pouvoir dans les bonnes règles de la démocratie pour laquelle elle aura milité.
Mais de tous les côtés, si rien ne se fait et que des concessions ne soient pas consenties pour sortir le pays du guêpier où il sombre, il n’y aura d’avenir politique ni pour les uns ni pour les autres et c’est toujours la masse citoyenne qui en fera les frais.
(Publié dans jawharafm.net)