Badreddine Ben Henda
L’attention des lecteurs de mon troisième roman (La Pétition de Bayrem) a été retenue, entre autres, par la r’fissa, délicieux mets dont se délecte le grand oncle, personnage principal du livre. Cette savoureuse préparation faite maison qui, très tôt dans la fiction, prend une valeur symbolique considérable (produit du terroir, lien puissant maintenu avec les racines, avec le pays natal, la mère, la famille, etc.) mérite en effet que le lecteur y prête de l’intérêt en tant que présence sentimentale et poétique et en tant qu’élément dramatique. C’est d’ailleurs ce que la plupart de mes lecteurs ont souligné et mis en valeur.
J’aimerais seulement ajouter que la succulente r’fissa joue un autre rôle que je qualifierai de thérapeutique et de politique à la fois : elle agit exactement comme ces adoucissants dont on enrobe certaines médicaments au goût insupportable. C’est l’édulcorant qui fait passer l’amertume, l’aigreur, le fiel ambiants. La Pétition de Bayrem s’ouvre sur le spectacle, ou plutôt les spectacles désolants avec lesquels l’a-ville (j’y reviendrai) accueille ses visiteurs et assomme quotidiennement ses propres habitants.
La r’fissa fait son entrée dans le roman entre les deux premiers chapitres véritablement désenchanteurs. Ensuite, et au fil de l’action, elle va ressembler à cet aliment magique qui redonne des forces et de l’espoir. Energisante denrée consommée d’ailleurs, et recherchée, aux instants pénibles, dans les moments de manque physique ou affectif. Le grand oncle la déguste également avec Bayrem entre les bras; il va même jusqu’à en reprendre quelques cuillères à la place du bébé auquel il s’attache très vite et comme instinctivement.
La r’fissa offre une courte mais exquise distraction; elle détourne momentanément de la laideur des alentours. En même temps, elle atténue le sentiment de culpabilité qui ronge l’oncle et le dérange en profondeur à chacun de ses retours au bled. Le sexagénaire ne s’épargne pas les reproches et s’accuse -tout autant qu’il accuse ses concitoyens- d’avoir manqué à une lourde responsabilité. La Pétition de Bayrem est un roman sur la responsabilité. Son héros adulte s’en veut d’avoir lui aussi déserté l’a-ville, comme beaucoup de ses habitants.
Si l’a-ville est devenue ce qu’elle est, si elle est invivable, c’est en partie à cause de ses habitants “adultes” qui, d’une manière ou d’une autre, ont contribué à toutes les dégradations dont pâtit la cité. Lu sous cet angle, le roman se transforme en un accablant réquisitoire contre ces citoyens “adultes” irresponsables, plus gravement coupables à l’égard de leur progéniture respective qui n’héritera en définitive que d’un fantôme de cité, que de spectres de rues, de trottoirs, d’édifices et de …cimetières !
La r’fissa console de ce remords quasi irrépressible. Elle permet d’oublier, de calmer les frissons ressentis sporadiquement par le grand oncle. Frissons que la médecine est incapable d’expliquer, car il s’agit de frissons moraux et pas du tout physiologiques. Le vrai virus, le virus mortel, n’est plus la Covid-19, mais un mal de conscience, un cas de conscience, un malaise intérieur oppressant.
D’où la pétition ! C’est une modeste tentative de rachat que ce texte revendicatif distribué tous azimuts offre à l’oncle et à ses concitoyens, comme pour partager entre eux le poids et la douleur lancinante du remords profond. Comme pour expier un tant soit peu la lourde faute, le crime même, dus à un défaut de conscience citoyenne. Le succès que connaît la pétition dans le roman est un message de mobilisation, en fait, à l’adresse de ceux qui ont perdu espoir et qui ne croient plus -à raison du reste- aux promesses des responsables (irresponsables) politiques !
La r’fissa de mon roman est aussi un message politique revitalisant, c’est comme la photo du bébé Bayrem sur la couverture : le nourrisson est cette lourde responsabilité que nous nous devons tous d’assumer pour garantir un avenir rassurant aux enfants à qui nous avons choisi de donner naissance ! La Pétition de Bayrem est un roman, une fiction ! Soit ! Mais, je l’ai voulu aussi comme un mea culpa, comme une confession, et surtout comme la foi puissante en une possible rédemption !