Si l’indicible c’est -pour Goethe aussi -ce qui ne peut être dit ou qui excède toute expression à cause de son intensité ou de son caractère surprenant, d’où vient alors sa voix ?
Eh bien, il ne s’agit pas de la « voix » des motifs ou des formes visibles sur ces toiles exposées, mais de ce qui se passait, avant leur concrète configuration, à l’intérieur de l’artiste, sur les multiples orbites de l’esprit, du subconscient et de la mémoire des expériences marquées par les marées et les effluves de l’âme. La perception de la sonorité, de sa propre vibration intérieure a précédé l’acte de création. Et même si certaines idées, visions, quelque concept ou symbole ne se laissent pas éplucher comme un oignon, (pour nous protéger peut-être d’un sens apparent ou fugitif de l’image), ils se dévoilent et nous « parlent » quand même, sans nous dépourvoir de notre liberté d’interprétation. On remarque la prédilection de Faouzia Dhifallah pour les représentations dans un espace psychologique, peuplé par des morceaux flottants de vie, animé par un souffle vital ou évadé des abîmes du destin. Mes regards s’attardent sur un Tout effrité, divisé, dont les images, suggérant des bouts de terre, corps physiques et des îles immatérielles, ne se soumettent plus à l’effet de la force primaire, unifiante. En un autre endroit je crois les découvrir dans l’attente d’une intervention magique qui va les remodeler et rejoindre. Une suite de huit tableaux, si contrastante par leur contenu symbolique ou abstrait et la fébrilité des couleurs offre un témoignage de son option morale et de vision engagée et implicitement encore un itinéraire à suivre pour la compréhension de son art : Son pays, passé par tant de vicissitudes, tel qui renaît sur la toile de Faouzia, « danse sur ses courbatures ». Ces « danseurs » de Tunisie ne se plient pas à la volonté froide d’une classe politique et gardent à tout prix leur joie de vivre. Un autre remarquable tableau de l’exposition met en lumière la volonté de la puissance, dont l’ambiguïté du titre et de l’atmosphère, de l’attitude des figures me permet de l’associer avec le désir de dépasser toute faiblesse ou hésitation, de quitter un trajet existentiel chaotique ou insignifiant, mais aussi avec la soif du pouvoir, qui créerait l’illusion d’atteindre le sommet d’une pyramide sociale et de dominer sur les autres. Au fur et à mesure que le reste des tableaux tournent et retournent, défilent comme un carrousel fascinant devant mes yeux, je me rends compte que l’espace psychologique dont je parlais au début s’inclue dans un espace beaucoup plus large, quasi sans confins, nécessaire au développement de ses émotions, sentiments, idées et attitudes etc. et à la métamorphose du rien en cris muets et du noir en ondes lumineuses. Ce bouleversement qui transcende le réel précède l’osmose de la corporalité, de l’esprit et de l’âme et l’installation d’une paix ineffable, sans violer ou blesser leurs secrets et mystères.
Cette deuxième exposition personnelle de Dhifallah confirme sa complexe capacité de communiquer avec l’extérieur et de le filtrer, avant de s’entremêler et d’agir dans les aréoles les plus intimes de son être. La valeur de sa peinture s’explique aussi par l’excellente technique et une fine intuition, mais la singularité de son style résulte de la subtile confluence de ses trois hypostases et des effets de langage de l’artiste
plastique, soutenue par l’enseignante de philosophie étal poète. Même si elle possède un rang académique, elle n’agrée pas les allures rigides ou trop intellectualisées. Si elle emprunte des titres comme « Métamorphoses de l’âme » et « Voix du silence » appartenant au psychanalyste C.G. Jung et à l’écrivain André Malraux, il ne s’agit pas d’une illustration ou de transposition de leurs thèses en images, mais d’une affinité d’esprit et d’une impulsion vers sa propre exploration et structure. Son art pictural ne se voit pas dans le rôle d’un miroir fidèle de la vie, de la nature, mais dans sa chance de se concentrer sur soi-même, comme autrefois Manet avec son Olympia et ceux qui l’ont suivi. Dans son besoin de se chercher et de se retrouver, au moins de se reconnaître. En effet, on reconnaît dans les contours féminins et les détails extrêmement stylisés ou abstraits « le Souffle », c’est-à-dire l’éloge de la vie et de l’exubérance. Le caractère concret du verre de vin renforce l’effet bénéfique de ce tableau sur ceux qui le regardent.
Elle explore, observe, met en relation le grand dehors, les « rayons cosmiques » avec l’univers fragile de l’être humain oscillant entre l’innocence et le fardeau de ses erreurs et ses échecs, la disjonction ou la fusion du corps avec l’âme (au sens d’éther, de souffle vital, de psyché, d’essence ou de noyau, de grâce).
Et enfin, comment pourraient manquer le motif de l’amour, même si l’image paraît être un peu bizarre pour un couple avide de s’unir pour ne faire qu’un ! Les corps sont étroitement collés, tandis que leurs têtes, bras et jambes ne se touchent pas et les lèvres n’esquissent aucune intention d’un baiser. Je tends à croire qu’ils vivent le prélude de leur fusion. (Leur position pourrait suggérer aussi la passion exprimée par deux partenaires de danse). Seule la scène du rut qui pousse à l’accouplement ne connait aucun équivoque ou déroute…
Le travail créateur de Faouzia Dhifallah ainsi que le jeu fluide et parfois énigmatique de sa fantaisie ne connaissent pas de rupture ou de stagnation. D’une étape à l’autre son art gagne de plus en plus en intensité et distinction et mérite des arrêts longs devant chaque exposa. Le vernissage qui aura lieu dans quelques jours va aider ses visiteurs à figurer l’infigurable et à entendre les voix de leur propre silence.
Francis Ponge avait ses raisons de croire que le monde muet soit notre seule patrie.
Il faut vraiment se taire, afin de comprendre ce que l’indicible nous dit.
Francisca Ricinski
NDR: Francisca Ricinski est écrivain et journaliste, membre de l’Union des écrivains allemands et des P.E.N. Elle est chef rédactrice de la revue littéraire Matrix et coéditrice de la revue Dichtungsring. Elle a reçu plusieurs prix littéraires.