La diversité culturelle contre les fanatismes de tous bords !
Dans la conclusion de son dernier essai “Un paradigme en péril. La biculturalité en Tunisie”, Ali Abassi se demande “De quoi la biculture tunisienne est-elle grosse?” et il répond presque instantanément que “malgré les douleurs que la matrice endure, les malentendus entre les adversaires figés dans leur postures passéistes ou utopistes, les imperfections des schémas adoptés par certains et des praxis envisagés par d’autres, les couardises des décideurs, les agiotages externes, [il fait] foi aux forces vives tournées vers le futur et mues par le bon sens, si ce n’est par la sagesse”.
Ce sont justement le bon sens, la sagesse, la lucidité et la foi en l’avenir qui caractérisent l’auteur de cette belle et profonde étude du passé, du présent et de l’avenir de la biculture sous nos cieux tunisiens. En partant de réflexions diverses sur la littérature arabophone et francophone produite par des écrivains tunisiens contemporains, et en analysant le plus objectivement possible certains discours politiques et certains faits sociaux ayant marqué le pays notamment pendant et immédiatement après la chute du régime de Ben Ali, Abassi alerte son lecteur quant à la menace qui pèse depuis une décennie sur la biculuralité tunisienne. En même temps, il montre avec force arguments à quel point la biculture fut et continue d’être un facteur d’équilibre et de stabilité notamment au sein de la société tunisienne post-révolutionnaire.
Pour Ali Abassi, seules l’acceptation, la défense et la préservation de cette biculturalité sont susceptibles de garantir l’essor et la pérennité de la Tunisie nouvelle, de cette Tunisie rêvée par les premiers déclencheurs locaux de la Révolution du jasmin, lesquels justement s’étaient insurgés contre toute forme de monopole sur la vie politique, sociale, culturelle ou autre du pays. Dans ce sens, l’auteur d’Un paradigme en péril, la biculturalité en Tunisie ” ne se contente pas de constater le malaise né des dissensions (parfois extrêmement violentes) entre adeptes et détracteurs de la diversité culturelle tunisienne, ni d’en déceler les enjeux à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il propose en outre les solutions urgentes pour combattre et battre l’esprit d’hégémonie des uns ou des autres (individus, communautés ou nations).
Ce combat de tous les jours, cette guerre à mener sans répit, sont ceux qui sollicitent la raison et la pensée chez l’homme, chez l’homme de culture prioritairement. Car, écrit Ali Abassi, “la culture a pour mission sui generis de mettre un peu d’ordre dans le désordre civilisationnel qui reconduit, par toutes sortes de subterfuges, l’anarchie naturelle.” Si donc, nous rassure-t-il un tant soi peu, le choc des civilisations peut paraître inévitable en raison de la bête humaine qui favorise chez les individus et les collectivités, le retour à la loi de la jungle, le choc des cultures, lui, est fort improbable en raison de l’éthique élémentaire, de l’ordre humaniste, “le seul concevable et digne des hommes”, qui guident les pas de l’homme de culture, ceux de l’homme tout court, précise Ali Abassi.
Dans cet élégant ouvrage de 170 pages, il faudra saluer la maîtrise parfaite, par l’auteur, des concepts étudiés. Ali Abassi en explique régulièrement les moins accessibles et dissipe le flou qui enveloppe certains autres, tout en se gardant d’être tranchant et trop assertif lorsque cela risque de nuire à l’esprit de mesure et d’impartialité qui président à ses argumentations et à ses exemples illustratifs. L’honnêteté intellectuelle du chercheur est par ailleurs exemplaire; chaque notion spécifique, même la plus anodine et la plus communément partagée, est rattachée à l’auteur, au mouvement, ou au domaine d’étude auquel elle revient. Cependant, et malgré la vocation apparemment savante de cet essai, il reste accessible à un large public de lecteurs moyennement cultivés, et ce principalement grâce à la clarté d’ensemble qui caractérise la langue et l’argumentation de l’auteur, ainsi qu’à l’actualité du débat que ce dernier ouvre et ne referme pas, laissant ainsi la porte ouverte au dialogue et à la conversation constructifs et enrichissants.
Conçu en onze chapitres, “Un paradigme en péril, la biculturalité en Tunisie” se lit agréablement, instruit généreusement son lecteur, suscite l’interrogation, parfois même l’angoisse, chez ce dernier, mais il enseigne l’espoir en définitive : la diversité culturelle est notre lot, affirme Abassi; “c’est autrement notre génome essentiel, apte sinon à triompher du bellicisme indissociable du fanatisme de tous les bords, du moins à lui tenir tête.”. Lu et apprécié sous cet angle, l’ouvrage mérite amplement d’être rangé parmi les œuvres tunisiennes résistantes et militantes.
Badreddine BEN HENDA
** Ali Abassi, Un paradigme en péril, la biculturalité en Tunisie (Littérature, discours, société), Edition Peter Lang, Berlin, 2020