Les grandes catastrophes- épidémies, pandémies, guerres- contribuent au renouvellent du savoir humain, et le confinement obligatoire, cet « exil général » (Camus), offre la possibilité à tout un chacun de reconsidérer le monde qui l’entoure. Dans ce climat marqué par la violence et les tensions politiques, on assiste à la résurgence de la figure de Bourguiba, le fondateur de la Tunisie moderne. Vingt ans après sa mort, le « combattant Suprême » devient partie prenante d’une controverse qui ne travaille pas nécessairement sa pensée politique.
Au lendemain de la révolution de 2011 et dans un élan populaire quasi-spontané, resurgit le nom de Habib Bourguiba. Dès les premiers rassemblements, les manifestants scandent le slogan « yahia Bourguiba » et brandissent le drapeau national. Ils le brandissent comme une arme contre les islamistes d’une part et les destouriens de l’autre, violemment discrédités par le nouveau pouvoir, les médias, et les élites. Après la dissolution du RCD et la liquidation de ses biens (mars 2011) en dépit de la résistance farouche de certains benalistes convaincus, la « famille destourienne » se retire de la scène, « rejoint les poubelles de l’Histoire » (commente un journaliste).
En septembre 2013, feu Hamed Karoui lance sa fameuse phrase « destouriens, relevez vos têtes » et annonce la formation du « mouvement destourien» avec l’ambition de rassembler les militants, de se rassembler autour de l’esprit du « Zaim » (comme il l’appelait) et d’en diffuser les principes. La tâche est difficile, herculéenne, déclare-t-il plus d’une fois : dispersion des partis, éparpillement de certains militants, réticence d’autres, accueil médiocre du récit national et de la geste bourguibienne, comme le prouveront les mauvais résultats des législatives de 2014.
Au congrès du mouvement (août 2016), il transmet le flambeau à la coordinatrice générale, Abir Moussi, qui va renommer le mouvement. Elle lui attribue le qualificatif « libre », et gère librement et autrement son parti : opposition radicale aux islamistes (qu’elle considère comme des intrus) et fidélité à son passé et à l’ère de Ben Ali (qu’elle considère comme le continuateur de Bourguiba) ; un passé qu’elle assume avec assurance et un courage jubilatoires que certains, agacés par le « tourisme » parlementaire, prennent pour une preuve de constance et la constance en politique pour une vertu absolue (comme dans les histoires d’amour). Forte de ce nouveau positionnement et bénéficiant du retour des destouriens après l’élection à la Présidence de Beji Caïd Essebsi, destourien de première heure, elle restructure son parti, élargit sa base électorale et obtient des résultats honorables dans les législatives de 2019. Aujourd’hui la députée et présidente du PDL continue son combat acharné contre les « khouanjia », et confirme son ascension et sa conquête du pouvoir avec la même image de la « lionne », incorruptible, inchangée et inchangeable, et les mêmes « comportements » comme elle le répète à « l’opinion publique».
Bourguiba assiste à ce combat. Il l’observe, et le supervise, avec son généreux sourire, du haut de sa photo perchée sur les pupitres du Parlement. Tous se structurent par rapport à lui, ses adjuvants comme ses opposants, dans une enchère qui monte chaque jour davantage ; la quête de soi, on le sait, a besoin de modèles et de contre-modèles. Le Makhlouf, ennemi juré de Bourguiba, l’a avoué sans le savoir, en affirmant dans sa dernière interview qu’il « aime » ses insulteurs, apprécie les attaques qui le renforcent et en demande davantage… A cette discute (au sens premier), le Zaiem oppose une imperturbable posture. Il a posé le même chaleureux sourire à barbe noire d’un autre ennemi juré dont la photo a, un jour, figuré au bout du même pupitre, le dénommé Affess, ce député de Sfax, la ville où il a rencontré ses plus fidèles compagnons de route et qui a donné au Néo-Destour ses militants les plus dévoués.
Bourguiba est donc bien là, une aubaine pour les uns et pour les autres. Et le bourguibisme ? Que devient-il dans ce débat-combat ? Et que mettons-nous au juste derrière cette appellation ? Le souvenir d’un homme qui a (re)fondé le Destour et amené l’indépendance ? Un ensemble d’idées et de croyances ? Un état d’esprit ? Ou une pensée politique ayant des principes, des pratiques, des références qui la constituent en système, (plus ou moins structuré) et en font une école ?
Une école se construit autour de convictions, de croyances mais aussi de lien, de groupe d’individus qui se reconnaissent et agissent de façon à prolonger ces croyances en leur créant un cadre propice et en les inscrivant dans un récit cohérent qui se transmet de génération en génération. Toute école repose sur un trépied, l’affiliation, la filiation et l’histoire qu’elle se raconte et qu’elle raconte. Or, l’histoire de Bourguiba n’a jamais été racontée, et perpétuée, encore moins. Le discours de Makhlouf, ce petit Jourdain haineux et arrogant, révèle une donnée que les démocrates-modernistes feraient mieux d’écouter et réécouter : « Dans notre génération, on ne connaît pas Bourguiba ! ». Voilà la réalité nue et crue. George Sand disait : « j’aime écouter les extrémistes : ils me montrent les limites de mon raisonnement ».
L’Histoire, la Patrie, le récit national, et l’œuvre du « Combattant suprême » sont des signifiants quasi-vides de sens pour la plupart des jeunes. Il est vrai qu’on ne dispose pas d’études officielles, mais les pédagogues, et les enseignants le sentent, le vivent ; des « Makhloufs », ils en rencontrent quotidiennement dans tous les milieux, et les obédiences politiques. A part les vétérans destouriens et leurs proches, les historiens et les quelques curieux lecteurs, qui connaît réellement la personnalité du Zaiem, son parcours, et ses réalisations ? Résistant sous la colonisation, libérateur de la femme (après avoir été le défenseur de la tradition et du voile), à l’aube de l’Indépendance, créateur de l’école publique et farouche opposant aux mouvements radicaux (nationalistes et islamistes) qui menacent la jeune République.
Quel politique s’est forgé à son école ? Qui a retenu ses leçons de Pragmatisme politique ? Cette capacité à adapter ses modalités d’action selon les circonstances en ne gardant d’inchangés que les principes fondamentaux pour fixer les buts à atteindre ? Parmi tous ces discours au verbe haut et à la parole facile, qui peut prétendre écrire, comme lui, des textes structurés, richement documentés, bien centrés sur leurs objectifs. Le « Zaim » n’a pas rédigé ses Mémoires à la manière des grands chefs occidentaux, (et on ignore pourquoi), mais les articles que le jeune avocat a publiés (dans la presse tunisienne et française) sont d’une étonnante lucidité, des cas d’école, fond et la forme.
A la différence de son homologue, Kamel Ataturk, connu et reconnu par tous, islamistes et modernistes, gouvernants et opposants, Bourguiba reste l’étranger dans le pays qu’il a laborieusement fondé, pierre après pierre, et au sein de sa « famille » politique partie en fumée. Comment expliquer cette historique dilapidation ? Les politiques scolaires ? Les modèles d’enseignement ? L’opposition, de droite et de gauche, qui s’est imposée par ses attaques contre Bourguiba et sa politique ? Ben Ali qui a tué le père de la façon les plus abjecte ? Qui, par ses pratiques répressives a favorisé le développement de l’islamisme ? Ce mouvement qui a eu le temps de bien s’implanter dans la société (contrairement à ce que prétendent certains).
On pourrait réfléchir sur les raisons de la déliquescence de la pensée bourguibienne, et pointer du doigt les responsables. Mais faut-il d’abord que les modernistes-démocrates s’en rendent compte, que ceux qui se veulent « bourguibistes » et même bourguibiens regardent la réalité en face, et que la « famille destourienne » et les forces patriotiques ressentent le besoin de se rassembler pour sauver ce qui peut être encore sauvé. Tout autre choix vise d’autres intérêts