Le 16 septembre 2020 nous quittait Ahmed Ben Salah pour un monde qu il savait meilleur après un bref séjour à l hôpital militaire de Tunis où il fut entouré des plus grands soins et d une discrète affection des responsables du service de réanimation.
Il disparut dans l indifférence quasi-totale , quelques dizaines tout au plus l avaient conduit à sa dernière demeure du quartier des martyrs au cimetière Jellaz , dans un déni total de son long combat sous la conduite éclairée de Bourguiba pour une Tunisie moderne, prospère et plus juste .
Digne successeur de Farhat Hached à la tête de l UGTT, il avait su restaurer ses structures et ranimer la volonté des dirigeants assez timorés depuis la disparition du leader et connut une prestigieuse carrière politique émaillée de fréquentes turbulences.
Placé à la CISL en décembre 1951 sur la recommandation de Hached , il avait réussi d habiles manœuvres pour faire voter à son congrès de Berlin en juillet 1952 une motion contre la Colonisation , en l absence de Hached empêché de quitter le territoire. Plus tard il réussira à faire entrer l Union Générale des Travailleurs Algériens ( UGTA ) au sein de la CISL en tant que membre de pleins droits et le Président Farhat Abbas ainsi que le ministre Ahmed Taleb Ibrahim ont loué l action dans leurs mémoires.
Comme il avait réussi à faire avorter le projet de condamnation de l Egypte en signe de représailles à la suite de la nationalisation de la Société du Canal de Suez en juillet 1956 .
Père de la planification de la vie socio-économique en Tunisie, dans le cadre des Perspectives décennales de développement économique et social 1962-71 , Ben Salah a laissé, contrairement aux prétentions tendancieuses , un bilan largement positif, allant de la dotation du pays des infrastructures de base nécessaires à la réalisation de tous les projets économiques futurs à l essor du développement du tourisme par l encouragement de la création d unités hôtelières dans nombreuses régions du pays ( en 1958 la ville de Hammamet ne comptait que deux hôtels Miramar et Fourati ) et à la réforme hardie des structures dans les domaines de l agriculture du commerce et de l industrie. Comme il fut entre 1957 et 1960 le grand animateur de la politique sanitaire et sociale et s’était particulièrement distingué en lançant une mobilisation générale pour l’éradication des épidémies et une amélioration complète du paysage sanitaire et social du pays . Son nom restera lié au progrès social avec l instauration du planning familial, sujet cher à Bourguiba ( avec le Code du Statut Personnel conduit et réalisé par Ahmed Mestiri, ministre de la justice ) et l institution de la sécurité sociale par la création en décembre 1960 de la CNSS .
Ahmed Ben Salah était un travailleur infatigable. Au bureau dès six heures du matin, il était à l’aise aussi bien dans les réunions de cabinet que dans l ambiance des grands meetings où il aimait exercer ses talents de tribun .
À la fois ascète et dialecticien , ses discours évoluaient souplement entre les envolées lyriques et le raisonnement rationnel. Les réunions hebdomadaires de la commission des études doctrinales socialistes du Parti où ses interventions étaient fort appréciées attiraient la grande foule.
Il sillonnait le pays à longueur d année et connaissait , plus que tout autre responsable, ses coins les plus reculés . Rien ne lui faisait autant plaisir que ces moments privilégiés où il se mêlait aux travailleurs et petits promoteurs qu’il visitait souvent plusieurs fois pour s’enquérir des efforts et des résultats.
Il me confia au cours d’une promenade matinale dans le quartier pittoresque de Bab el Oued à Alger qu’il se sentait plus opposant au gouvernement en bravant la pauvreté, le sous développement et l obscurantisme et me révéla qu’il était reconnaissant envers Bourguiba de l’avoir associé à cette noble oeuvre de développement de la Tunisie.
Sur le plan international, Ben Salah jouissait d une grande considération et entretenait des relations amicales avec des dirigeants dans plusieurs continents.. Kennedy et Mc Namara aux USA ..le Premier ministre suédois Tag Erlander et son successeur Olof Palme.. le maire de Berlin Willy Brandt devenu Chancelier.. le français Michel Rocard patron du PSU devenu Premier ministre sous Mitterrand.. Castro à Cuba.. Salvatore Allendi président du Chili écarté et assassiné par un coup d état militaire fomenté par le général Pinochet..le syrien Michel Aflak fondateur du Baath ..Nasser et Hussein Chaffai président du parlement .. Pietro Nenni président italien de la chambre des députés.. Boumedienne et tous les membres du FLN.. Mohamed v et Mehdi Ben Barka.. Tarek Aziz ministre irakien des affaires étrangères sous Saddam Hussein.. et la liste est trop longue..
Il fut cofondateur de l’Institut de Vienne pour le développement économique et la coopération internationale. Ce think tank était présidé par l’ancien chancelier autrichien Bruno Kreisky et comptait trois vice présidents , Ben Salah et Willy Brandt alors maire de Berlin et le neveu du premier ministre Nehru du même nom .
Ahmed Ben Salah a convaincu son ami le Chancelier autrichien Kreisky de recevoir Yasser Arafat qui fut solennellement accueilli à Vienne à la Chancellerie le 7 juillet 1979 ce qui constituait à l époque un événement de très grande portée .
Plus tard Ben Salah commentait ainsi la rencontre ” l’accueil officiel du Président Yasser Arafat à la Chancellerie de Vienne conférait à la stratégie de détente à l échelle européenne une portée plus profonde .Bruno Kreisky avait conscience que c était un pas nécessaire et salutaire, le commencement d une nouvelle phase qui amènerait les principaux acteurs à plus de rationalité et de réalisme. ” ( fragment du discours inaugural que devait prononcer Ben Salah à l’ouverture de la commémoration du centenaire de Bruno Kreisky prévu pour le 11 janvier 2011.. devant s y rendre le 8 janvier, Ben Salah s’est trouvé subitement fort indisposé alors qu’il était en salle d’embarquement à l’aéroport de Tunis Carthage juste avant le décollage et on a dû l évacuer en urgence vers l’hôpital où il devait séjourner quelque temps . L ambassadeur Ahmed Ounaïes , qui avait des jours auparavant traduit le discours de Ben Salah en anglais , s était chargé de passer l’information aux organisateurs de la cérémonie et ce fut Peter Yankovitch ancien ministre des affaires étrangères qui se chargera de prononcer le discours de son ami Ben Salah.
Les motifs de ” l’échec de la coopération agricole “invoqués pour justifier la mise à l’écart du superministre du Plan et de l économie nationale à l automne 1969 étaient tout simplement fallacieux car les activités nationales économiques et autres se poursuivaient à leur cadence habituelle et le Congrès du PSD dont les assises étaient prévues du 9 au 11 octobre 1969 à Kairouan étaient renvoyées aux calendes grecques…c’était l époque où les micros – trottoirs envahirent la rue et étaient tendus tels des armes de poing aux passants avec la question- réponse : parlez nous des méfaits du système coopératif !
La crise a éclaté subitement fin août 1969 et Chedli Klibi, témoin de premier plan, a écrit dans ses mémoires que “le problème des coopératives cache celui de la succession “…
En effet, dans son discours au Comité central du Parti Socialiste Destourien ( PSD) en janvier 1968, Bourguiba a donné des instructions formelles pour activer la généralisation du système coopératif ( Ahmed Ben Salah a eu la décence de ne pas en faire état au cours de son procès ) . De même qu’il a informé l’auditoire de son intention de proposer l’amendement de la Constitution au niveau des articles relatifs à la succession en cas de vacance au poste de président de la République.
Il précise que le but était de tranquilliser le peuple tunisien en cas de disparition du Président en désignant le Premier ministre comme successeur automatique pour le reste du mandat.. le message était clair et plaçait Ahmed Ben Salah, le superministre de l époque, sur la voie libre pour la succession tant il occupait l’espace public tunisien..
Les batteries de torpilles souterraines furent engagées contre Ben Salah et entrèrent en action pour lui faire la peau..et il faut signaler que le projet d’amendement de la Constitution a été pratiquement relégué aux oubliettes pour n’être exhumé qu’en décembre 1969 juste après la mise à l’écart de Ben Salah.
Bourguiba Junior a écrit à propos de Ben Salah : ” ni le temps, ni les lieux, ni les cieux ne lui furent favorables ! “
Ahmed Ben Salah ne fut jamais hostile aux hommes d’affaires comme certains le présentent.. d’ailleurs il n’en existait pas au début des années 60. Tout au plus quelques entreprises en bâtiments et commerçants grossistes s’exerçaient dans un espace exigu ..croyant fermement à la nécessité de faire coexister les trois secteurs.. privé.. coopératif et public qui sont devenus la devise du PSD , le ministre a au contraire encouragé le secteur privé à se développer.. nous citerons les secteurs du textile où des entreprises artisanales et familiales sont devenues de florissantes entreprises parfois rayonnantes au delà des frontières ou du tourisme où l’Etat est allé jusqu’à forcer la main à des personnes pour promouvoir à leur profit ce secteur..
Ahmed Ben Salah et la coopération ont été écartés depuis plus de cinquante années..et on peut mesurer aujourd’hui que les problèmes de l’agriculture du commerce et de l’industrie ont empiré..
Les moyens et petits exploitants agricoles sont devenus un ” paysannat aux abois “..on les voit au quotidien jeter leurs produits de fruits et légumes et laitiers quand ils ne les brûlent pas sur les routes en protestation contre leur situation précaire.. leurs revenus ne couvrent souvent plus leurs dépenses et ils constatent que leurs produits sont revendus au quadruple voire au quintuple de leurs recettes…des coopératives de service comme il en existe dans les pays les plus libéraux leur auraient assuré une existence plus digne..!
De même les commerçants sont envahis par le commerce parallèle quand ils ne sont pas étouffés par la contrebande ou les trafiquants..
Le tissu industriel des années soixante est démantelé au profit d entreprises étrangères qui nous font la concurrence déloyale quand ils ne nous empoisonnent pas par la contrefaçon..!
Nous sommes loin.. très loin de l’époque où la Tunisie était un véritable chantier où s exercent les talents de tous genres pour assurer le développement harmonieux du pays..
Beau parleur et toujours élégant , Ahmed Ben Salah est intelligent et doté d une prestance naturelle. Très discipliné mais frondeur au besoin , il cache derrière son verbe brûlant et ses réparties souvent sarcastiques une grande timidité.
Toujours attentionné avec ses amis et ses visiteurs, il dissimule ses émotions. Evoquant parfois sa mère qu’il n’a pas connue, il exprimait sa tristesse de n’avoir gardé en mémoire aucun trait de son visage et ce qui le peinait le plus , c’est l absence de sa photographie. Évoquant ce point précis, je l’ai vu un jour écraser discrètement une larme.
Depuis une vingtaine d’années , il voyageait très peu . Aussi m’étais- je habitué à lui rendre visite très souvent et de profiter de sa connaissance des faits et des hommes et de sa grande expérience. Je le quittais toujours gonflé d’espérance tant son optimisme était communicatif.. le jour de son départ je m’étais demandé où je pouvais trouver dorénavant ce bol d espoir.
Et ce n’est pas à la Maire nahdhaoui de Tunis que je demanderai de donner le nom d Ahmed Ben Salah à une artère principale de la capitale.. elle .. qui débaptisa un jour Ibn Arabi pour offrir à la Serbie la rue qui portait son nom..
Les chercheurs des domaines de l Histoire, de la Sociologie politique et de l Économie avisés et probes sauront lui rendre justice et reconnaître son rôle primordial dans la construction de l Etat tunisien moderne.
Adieu Sid Ahmed..
Tunis jeudi 16 septembre 2021