Le 25 juillet 2021 a conclu à l’échec d’une gouvernance qui se disait de démocratisation et qui n’en avait montré ni l’esprit, ni les moyens, ni les produits. L’après 25 juillet est conduit au nom du redressement de la situation et de la rectification du tir, désignés de différentes façons, allant de la « révolution » jusqu’à « l’épuration », en passant par « la vraie démocratie, celle du peuple ».
A bien y penser, objectivement et sereinement, autant le 25 juillet peut avoir une valeur de salut, autant le temps d’aujourd’hui peut être porteur d’appréhension et de scepticisme. Le fait est que, depuis 2011, on ne communique plus en Tunisie, malgré tous les plateaux médiatiques, devenus par trop caricaturaux et superficiels, donnant l’impression de jouer une parodie de la démocratie apparaissant alors comme illusoire, fallacieuse et farcesque même. Toujours est-il que ces spectacles de discussion étaient présentés comme l’argument majeur de notre démocratie postrévolutionnaire, s’opposant à la dictature du « régime déchu ».
D’une certaine façon, les Tunisiens assument une bonne part de la responsabilité dans la défaillance démocratique tout au long de la deuxième décennie du XXIème siècle. Une machinerie politicarde, téléguidée par les maîtres de la géostratégie, a réussi à se jouer de leur bonne foi par trop naïve et de leur enthousiasme peu contenu, pour les fasciner par des mots pompeux et des slogans creux, pendant qu’elle réalisait ses projets mercantiles et donnait satisfaction à ses parrains occultes. De fait, ce qu’on appelle « le peuple tunisien » n’a jamais été unanimement, ni même majoritairement, le décideur et l’acteur de ses révolutions, sauf peut-être pour sa lutte contre le colonialisme. En effet, la responsabilité démocratique suppose une conscience généralisée et une intelligence libre, décidant de façon quasi consensuelle de la voie à suivre et de la façon d’atteindre les objectifs entendus. « La démocratie recèle cette vertu paradoxale que le jugement de la masse des citoyens ordinaires est supérieur à celui d’ “une petite élite” », écrit François de Bernard, en référence à Aristote. Mais pour contourner cette exigence essentielle de la logique démocratique, les politiciens manipulateurs se servent de plusieurs notions donnant l’illusion de la démocratisation et conduisant presque toujours à une nouvelle oligarchie, « la minorité qui gouverne pour son bénéfice commun ». Des mots comme « peuple », « révolution », « liberté », etc. perdent alors leur sens profond et ne font plus fonction que de clés ouvrant les portes de la manipulation pour une exploitation et une domination plus réussies entre les mains des décideurs. « La démocratie n’est qu’un nom : le nom de ceux qui l’invoquent et l’utilisent à leurs propres fins », lit-on encore dans L’emblème démocratique.
Tel est effectivement le constat flagrant au terme du gouvernement de la Tunisie de 2011 à 2021, si bien qu’à la comparaison plusieurs observateurs et commentateurs ont conclu à la similitude criante et étonnante entre le régime de cette période et celui contre lequel elle s’était érigée en acte de sauvetage. Mais l’important, aujourd’hui, c’est de se demander si ce que nous vivons depuis le 25 juillet 2021 rompt vraiment avec cette manière de faire, celle prétextant la démocratie en vue d’une nouvelle oligarchie. D’aucuns le criaient déjà le 26 juillet, mais d’autres, qui avaient soutenu l’acte de rupture accompli par le Président de la République et peut-être le soutiennent encore à leur façon, ceux-ci donc commencent à exprimer un certain malaise et quelques appréhensions.
Nul n’ignore, puisque le Président lui-même en fait état, que certains groupements, tous politiques même s’ils se dotent de désignations variées, se constituent comme une nouvelle « ceinture » du pouvoir présidentiel qui aurait besoin d’assises politiques structurées (partis, associations, clubs, etc.) et font donc déjà figure d’une nouvelle oligarchie en épanouissement. Certes, la présidence peut marquer sa distance à l’égard de ces mouvements présentés comme de libre action « démocratique », n’empêche que certains lapsus présidentiels donnent lieu à des interprétations séparatistes nullement profitables à l’image d’un pays uni et solidaire tel que désiré par ses citoyens. Le lapsus le plus récent est celui dû à une permutation entre les mots « citoyens » et « patriotes » à propos de la justice, et ayant provoqué toute une polémique autour de l’obsession présidentielle par la notion « d’épuration », jugée à tendances discriminatoire, séparatiste et même « autrement terroriste ».
Nous pensons que l’état d’exception peut justifier les mesures prises jusqu’à présent, mais qu’il n’a pas besoin de s’inscrire dans la logique d’un conflit interne à la société, attisant les sentiments d’hostilité et donnant l’impression d’une politique de revanche ou de vengeance. Une démarche sereine et rationalisée est requise dans les délais les plus brefs afin d’éviter tout dérapage du processus correctif initié le 25 juillet de cette année. Une justice assainie, structurellement convenue à cet effet, procèdera aux préalables requis et aboutira aux verdicts conclus dans le respect de l’égalité entre tous les citoyens, indépendamment de toute autre caractéristique les distinguant. C’est au Président de la République, secondé par son gouvernement, d’engager cette démarche juste et constructive. Reste que les dialogues dont il est question partout, nous pensons que la présidence peut en annoncer le déclenchement en demandant à ceux qui les organisent d’en faire la synthèse écrite pour le Président qui chargera un comité de compétences neutres d’en dégager la démarche à suivre, institutionnellement, à l’avenir.
Les partis politiques ont certes donné la preuve de leur faillite politique, mais on ne saurait les empêcher de dialoguer et de présenter des propositions et des suggestions. Il en est de même de toutes les autres structures citoyennes. La démocratie n’est pas forcément celle des partis politiques, mais elle peut s’en accommoder sans s’y soumettre.
Une démocratie avec les partis et non une démocratie des partis.
(Publié dans le journal Le Temps du 31-10-2021)