Ceux qui ont connaissance des chroniques précédemment publiées sur ce site, de façon régulière depuis plus de huit années, se souviennent qu’à l’approche des élections présidentielles de 2019 je m’étais demandé si Kaïs Saïed était sérieusement un candidat présidentiable. Je connaissais l’homme de loin, en tant que collègue et en tant que parent d’un élève dans le même lycée pilote que ma benjamine. Nous nous retrouvions devant le lycée quatre à cinq jours par semaines. Il était toujours le premier à me saluer avec un sourire de sympathie apparente et d’amitié non exprimée. C’est dire qu’il avait tous les préjugés éthiques favorables, mais l’idée que je me faisais des leaders politiques et de la politique en général ne me paraissait pas assez coller à son profil académique et éthique. J’avoue aujourd’hui que ce n’était ni la seule ni la première fois que je me trompais de jugement sur les personnalités politiques. Une preuve que je ne peux pas en être un et que je ne peux qu’en parler en tant que commentateur, citoyen d’abord, intellectuel et médiateur ensuite.
Lors des élections, après le premier tour, connaissant assez Nabil Karoui, de par mes anciennes responsabilités dans les médias, pour m’en faire une idée engageante, j’étais d’avis que ce dernier était de loin moins habilité à la présidence, de plusieurs points de vue. Il me semblait donc clair que Kaïs Saïed allait l’emporter avec un large score et je redoutais déjà le vote plébiscite qui amplifierait le culte de la personnalité et pouvait conduire à des dérapages malheureux. Je trouvais cependant dans la constitution de 2014 une sorte de frein à ce risque de dérapage, dans la limitation des prérogatives présidentielles ; mais je n’en redoutais pas moins les débordements et les dérapages de certains partis politiques à même de profiter du rôle limité du président pour s’accaparer tout le pouvoir et pour en abuser. J’espérais que le pays trouverait dans le président, « pourquoi pas ? », le rôle modérateur et conciliant d’un arbitre neutre comme il y en a dans les régimes parlementaires de certains pays européens. J’espérais aussi que les partis politiques et les députés lui reconnaîtraient cette autorité morale qui protègerait le pays contre les folies et les aberrations de l’opportunisme politiques et parfois même antipolitiques. Malheureusement, l’Assemblée est devenue ce que l’on sait et le Président ne pouvait dans cette ambiance jouer l’arbitre parce que le match s’y jouait à vie ou à mort entre des adversaires de guerres et non comme une émulation entre des pairs.
De ce fait, au-delà des aléas et des coups bas de la coexistence peu pacifique des trois présidences, le coup du 25 juillet 2021 m’a paru, à l’instar de la plupart des Tunisiens, comme l’amorce d’un acte salutaire qu’il fallait soutenir et accompagner dans une attitude critique de conseil, de suggestion et de mise en garde. L’attente dura le temps qu’il lui fallut, indépendamment des limites précisées à la durée initiale de l’état d’exception, et l’événement déclencheur de la seconde étape vint de Sidi Bouzid, un certain lundi 20 septembre, dans un discours semblant porter une valeur symbolique et suscitant plusieurs interrogations dans l’agora politique. Deux jours plus tard, mercredi 22 septembre, il a fait publier un décret présidentiel faisant office de véritable petite Constitution, sans en porter le nom, lui permettant de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. En conséquence, la suspension du Parlement est évidemment prolongée.
C’est là que j’aurais des impressions à exprimer que je conduirais volontiers sous forme de critiques et/ou de propositions, croisant sans doute d’autres du même genre différemment présentées :
¤ Il me semble anachronique et peut-être mal à propos de revenir encore à la dichotomie du 17 décembre et 14 janvier, pour départager la datation de la « révolution ». Si l’on part de la définition du mot (« Une révolution est un changement brusque et violent dans la structure politique et sociale d’un État, qui se produit quand un groupe se révolte contre les autorités en place et prend le pouvoir »), il est évident qu’on ne peut dater notre révolution qu’au 14 janvier et que le 17 décembre n’est que le signe déclencheur d’une révolte.
¤ Ce qui me gênerait encore, concernant le 17 décembre, malgré tout le mérite à reconnaître au profit de la région de Sidi-Bouzid et de feu Bouazizi, c’est que l’événement est porteur d’un message de mort pour les jeunes, de suicide et d’immolation, plutôt qu’un message d’espoir. J’en donnerais pour preuve le nombre de suicides par immolation depuis cette date.
¤ Mais là n’est vraiment pas l’essentiel pour le Président de la République qui, me semble-t-il, a assez souligné le fossé entre lui, avec les intentions propres et constructives qu’il a, et « certains corrompus, profiteurs ou cyniques » qui ont démantelé la structure de l’État et qui ont nui aux intérêts citoyens. Maintenant donc, le Président gagnerait à adopter un nouveau langage, lui permettant de retrouver son rôle fédérateur de la nation tunisienne, tout en prenant les mesures idoines avec ces catégories qui lui paraissent nuisibles (personnes, partis ou autres structures), et de le faire dans le cadre de la loi par des mesures justes émanant d’un pouvoir judiciaire honnête, transparent et purifié de la corruption.
¤ Le retard pris par le Président à nommer un chef de gouvernement et à composer un gouvernement a été justifié par une stratégie cherchant à mettre à l’épreuve la sincérité de l’engagement des élites et des partis, pour savoir sur qui compter pour l’avenir. A la bonne heure et le dimanche 26 septembre a permis de mettre à nu, encore plus, de nombreuses hypocrisies, notamment de ceux-là qui ont été les premiers à bafouer la constitution et l’esprit démocratique et qui se sont mobilisés pour prétendre les défendre. Cependant, maintenant, l’attente ne doit pas durer outre mesure car le peuple et tous les concernés ont besoin de voir clair dans le plan d’action du Président et surtout dans la configuration du gouvernement. Si le temps sans gouvernement se fait plus long, les problèmes ne feront que s’aggraver et la situation ne fera qu’empirer, surtout sur les plans économique et social.
¤ Reste un point capital, la communication, à tous les niveaux : elle a besoin d’être explicitée dans la pratique pour montrer que le Président ne compte pas rester dans l’opinion unique, dans le refus de l’écoute et dans l’illusion d’une éventuelle dictature. A supposer qu’il ait eu besoin d’un certain isolement de méditation et de conception, il est temps, il est urgent même de mettre en place un processus progressif et clairement daté de conciliation entre le maintien de l’état d’exception et le cheminement vers un retour à l’état naturel du fonctionnement de l’État.
Le président a été largement appuyé dans sa démarche engagée le 25 juillet 2021. Espérons qu’il saura capitaliser ce soutien pour un juste redressement des choses et pour une meilleure Tunisie de l’avenir. Ainsi seulement il pourra espérer entrer dans l’Histoire par la grande porte et gagner l’admiration et la reconnaissance de la communauté citoyenne et plus largement encore.
(Publié aussi sur jawharafm.net)